LES DRAMES DE L'ADULTERE
LA MORT DE M. ABEILLE (Emile François 1845-1892) ;
Depuis quelque temps séjournait à Cannes, Mme Parker Deacon, riche Américaine. avec ses quatre enfants. Elle était. descendue à l'hôtel Windsor. En même temps était venu à Cannes M. Abeille, attaché d'ambassade, frère du député de ce nom. Des relations intimes existaient depuis longtemps, depuis trois ans environ, entre Mme Deacon et M. Abeille. Ces jours derniers, Mme Deacon reçut avis de l'arrivée prochaine de son mari. Elle s'empressa alors de quitter le premier hôtel où elle était descendue et alla se loger au Splendid-Hôtel. Là, elle prit tout un appartement au premier étage qu'elle réservait pour son mari et ses quatre enfants. Pour elle spécialement, elle prit une chambre et un salon à l'entresol. M. Abeille prit également une chambre à l'entresol de ce même hôtel, assez près de la chambre de Mme Deacon. Le mari arriva à Cannes. En consultant le registre de l'hôtel, il vit le nom de M. Abeille. Très préoccupé, il dit à sa femme qu'il fallait quitter l'hôtel, à cause de ce voisinage. Car depuis trois ans environ, M. Deacon soupçonnait les relations de sa femme avec M. Abeille. Dans la soirée de mercredi, M. Deacon sortit et se rendit au bal du Cercle Nautique. Il rentra la nuit, vers 1 heure du matin et se dirigeant doucement vers la chambre de sa femme, il écouta à la porte. Il entendit, a-t-il déclaré dans son interrogatoire, des soupirs, des mots échangés à voix basse et un bruit très significatifs. Sans faire du bruit, il monta chez lui, au premier étage, s'arma d'un revolver ; puis, de là, descendit an rez-de-chaussée, dit au secrétaire de prendre une bougie qu'il fit allumer et se fit suivre par lui. Il se dirigea alors vers la chambre de sa femme et frappa à la porte. D'abord on ne répondit pas. Il insista. Enfin, Mme Deacon répondit, mais ne voulait pas ouvrir. Enfin, le mari insistant, menaçant, elle dut ouvrir la porte. Mais dès que la porte fut ouverte, elle courut vers le secrétaire qui tenait à la main la bougie allumée et, soufflant dessus, l'éteignit. M. Deacon restait là, dans l'obscurité, son revolver au poing. Sans perdre son sang froid, il dit aussitôt au secrétaire : « Rallumez la bougie ». Ce que fit celui-ci. Mais Mme Deacon l'éteignit encore. Cependant, la seconde pendant laquelle la bougie resta allumée, permit à M. Deacon d'apercevoir quelqu'un qui cherchait à se dissimuler derrière un fauteuil. Il tira un premier coup de revolver dans celte direction. La balle se perdit dans le bois du fauteuil. Il fondit alors de ce côte, et se tenant accroupi sur le fauteuil, il déchargea deux fois encore son arme sur celui qu'il sentait respirer là-dessous. Ce fut donc à bout portant que les deux coups furent tirés sur M. Abeille, lequel s'était caché derrière ce fauteuil. La première balle l'atteignit à la hanche ; la deuxième balle, en pleine poitrine. D'après le récit fait hier par M. Deacon, il lui aurait même demandé : Etes-vous blessé ? Il ne lui fut répondit que par un soupir. Mme Deacon, croyant peut-être que les coups n'avaient pas porté, se serait approchée de son mari, lui disant : —Ne faites pas de scandale, songez aux enfants !... Pendant que tout ceci se passait, plus rapidement que ne le comporte le récit, le secrétaire avait de nouveau rallumé la bougie, et alors on aperçut M. Abeille, gisant sur le tapis et perdant beaucoup de sang. M. Deacon, toujours maître de lui, songea à faire des constations et fit remarquer que les oreillers du lit indiquaient que deux personnes y avaient reposé. A ce moment, une domestique de l'hôtel arriva, et voulut intervenir. Mais voyant, le revolver que M.Deacon tenait à la main, elle s'enfuit effrayée. Ce fut, alors que la police fut prévenue. Peu après, des agents arrivaient pour faire les premières constatations. Malgré tous les soins dont il était entouré, M. Abeille est mort hier matin, des suites de ses blessures. Dans l'après midi d'hier, l'enquête était commencée par les autorités judiciaires de Grasse. M. Deacon a raconté tout le drame et ses précédents, comme nous les racontons plus haut. M. Deacon a déclaré qu'il resterait à Grasse, à la disposition du parquet. Comme on lui disait que, dans l'intérêt de sa défense, il serait bon de déposer une plainte en adultère contre sa femme.
—Dans ce cas la mettra-t-on en prison ? demanda-t-il.
—Oui, lui fut-il répondu.
—Alors, je ne le veux pas, dit-il ; je ne le veux pas, dans l'intérêt des enfants.
Hier, M. Deacon a eu une longue conférence avec Me Bret, avocat du barreau de Grasse, qu'il a pris pour conseil. M. P. Deacon est, un riche Américain dont la fortune s'élève à 120,000 francs de rente environ. C'est un parfait gentleman, distingué et élégant, de 35 à 38 ans. La victime, M. Abeille, attaché d'Ambassade, frère du députe de ce nom, était loin d'être aussi bien physiquement que M. Deacon. Il était cependant réputé pour avoir souvent de bonnes fortunes. L'un et l'autre sont bien connus dans la société élégante et font partie des grands cercles de Paris. Voilà les points principaux du drame à sensation qui vient de s'accomplir à Cannes. L'enquête se poursuit, faite par les soins du parquet de Grasse, qui aura à présenter cette affaire pour les Assises des Alpes Maritimes.
Echos de Cannes du 21 février 1892
Lucien Renoir Cannes-France
(requested on 11 06 2013)